Contrairement aux autres syndicats agricoles, le Modef n’a jamais lâché la bataille contre la suppression en 1986 du coefficient multiplicateur, et pour son retour dans la loi. L’obstination du Modef, longtemps dans l’isolement et à contre courant, a finalement été suivie par l’action unie des paysans lors de la crise des fruits et légumes de 2004, et permis d’obtenir satisfaction. Le coefficient multiplicateur a été réintroduit dans la loi française en 2005 dans le secteur des fruits et légumes. Mais alors que ce secteur est confronté à des crises de grande ampleur allant jusqu’à nourrir des doutes sur son devenir, la question se pose dès lors de savoir pourquoi le coefficient multiplicateur n’est depuis cette date toujours pas appliqué.
Que dit le texte de loi voté par les parlementaires ?
Le texte introduit par amendement lors de la discussion de la loi de développement des territoires ruraux en janvier 2005 et voté sous la pression des luttes paysannes par une majorité de députés et sénateurs est le suivant :
« Un coefficient multiplicateur entre le prix d'achat et le prix de vente des fruits et légumes, périssables, peut-être instauré en période de crises conjoncturelles définies à l'article L. 611-4 du code rural ou en prévision de celles-ci. Ce coefficient multiplicateur est supérieur lorsqu'il y a vente assistée. Les ministres de l'Économie et de l'Agriculture fixent le taux du coefficient multiplicateur, sa durée d'application, dans une limite qui ne peut excéder trois mois, et les produits visés après consultation des organisations professionnelles représentatives de la production. Un décret en Conseil d'État détermine les modalités d'application du présent article et les sanctions applicables en cas de méconnaissance de ses dispositions. »
On le voit, ce n’est pas le texte de loi en lui-même qui pose problème, ce dernier définissant sans aucune ambiguïté le contenu du coefficient multiplicateur.
Nombreux sont ceux qui devant le caractère précis de cette loi ont affirmé que les décrets d’application ne sortiraient jamais, ou encore que ces derniers empêcheraient de rendre le coefficient véritablement opérationnel.
Or, bien au contraire, les décrets sont sortis dès juillet 2005, soit moins de 6 mois après la loi, une période relativement rapide en matière de décret d’application. La poursuite des crises et des luttes paysannes y sont pour quelque chose.
Que disent les décrets d’application ?
Comme prévu par la loi, les décrets et arrêtés ministériels fixent l’ensemble des modalités de mise en oeuvre du dispositif (Arrêté du 24 mai 2005 fixant les modalités d'application de l'article L. 611-4 du code rural concernant les crises, décret n° 2005-769 du 8 juillet 2005 relatif à la mise en oeuvre d'un mécanisme de coefficient multiplicateur entre l'achat et la vente de fruits et légumes, arrêté du 6 juillet 2005 fixant la liste des organisations professionnelles agricoles consultées pour la mise en oeuvre d'un mécanisme de coefficient multiplicateur entre l'achat et la vente de fruits et légumes)
Pour résumer ces différents textes, la procédure de mise en route du coefficient multiplicateur est la suivante :
1) Il faut qu’il y ait crise avérée sur une production pour que le mécanisme puisse être déclenché. L’Etat a dans cette optique mis en place des indicateurs quotidiens par produit, indicateurs destinés à définir les seuils d’entrée en crise (ces indicateurs sont publics et consultables journellement sur le site internet ministériel « service des nouvelles des marchés ») Le principe de ces indicateurs est le suivant : Le cours du jour de chaque produit est comparé à la moyenne des cours hebdomadaires correspondants des 5 années précédentes. Il y a « crise conjoncturelle » justifiant la mise en route du coefficient multiplicateur :
- Si la baisse du prix par rapport à cette moyenne dépasse un certain seuil (-10% pour les nectarines et les pêches ; -15% pour les melons, poires, pommes, raisins de table ; -20% pour les cerises et les fraises ; -25% pour l’ensemble des autres fruits et légumes)
- Si cette baisse est suffisamment durable, soit au sens des arrêtés ministériels entre 2 et 5 jours selon les productions.
2) En cas de crise avérée d’un produit, et avant de prendre une décision, les décrets donnent au ministre de l’agriculture la responsabilité de consulter pour avis les représentants des organismes suivants (Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA) ; Confédération paysanne ; Coordination rurale ; Jeunes agriculteurs (JA) ; Fédération des comités de bassin et des fédérations spécialisées en fruits et légumes (FEDECOM) ; Fédération française de la coopération fruitière, légumière, horticole (FELCOOP) ; Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF) ; Fédération nationale des producteurs de légumes (FNPL) ; Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA)
3) L’arrêté ministériel du 24 mai précise que les pouvoirs publics ont par ailleurs la charge d’explorer toutes les possibilités d’accord sur les prix à l’amiable entre les parties concernées (distributeurs et fournisseurs). En cas d’échec, les 2 ministres concernés peuvent surseoir eux-mêmes à l’absence d’accord ou de résultat suffisant en instaurant le coefficient multiplicateur.
Le ministre de l’agriculture (avec l’accord du ministre de l’économie) reste donc entièrement libre de suivre ou non les avis recueillis ou de juger de l’absence de résultat des négociations. Il reste maître du jeu, et peut même au sens de la loi votée par les parlementaires à tout moment décider d’anticiper une crise grave en mettant en route d’autorité le coefficient multiplicateur.
Pourquoi l’absence d’application ?
On peut discuter à juste titre de la pertinence des critères fixant les seuils d’entrée en crise, ou même du fait qu’il faut une crise pour mettre en route le coefficient multiplicateur, ou bien encore du fait que le coefficient ne s’applique pas à toutes les productions agricoles. Mais là n’est pas aujourd’hui le problème immédiat : Le problème c’est que depuis la parution des arrêtés et décrets d’application, innombrables ont été les cas de reconnaissance légale de situations de crise nécessitant la mise en route de la procédure du coefficient multiplicateur et cela pour de nombreux produits. Les derniers en date sont les fraises et durant tout l’hiver dernier les salades, endives, choux-fleurs et poireaux.
Or le blocage, car il y bien blocage à l’application de la loi, se situe à 2 niveaux : D’une part au niveau d’Interfel, organisme interprofessionnel chargé d’organiser les relations entre distributeurs et producteurs de fruits et légumes, ce dernier déclarant à chaque crise avérée que des accords satisfaisants pour toutes les parties ont pu être trouvés (promotions ponctuelles, …). Mais il y a blocage aussi de la part du ministre de l’agriculture lui-même dans la mesure où ce dernier n’exige pas d’aller plus loin, et qui face à l’évidence de l’absence de résultat en matière de prix pour les producteurs (ni même dans la plupart des cas pour les consommateurs), refuse de prendre les responsabilités que lui confie pourtant la loi en instaurant d’autorité le coefficient multiplicateur.
On entend dire ici ou là qu’il vaut mieux utiliser le coefficient multiplicateur comme une menace dans les négociations plutôt que comme outil effectif, ce dernier étant même taxé d’inefficacité flagrante. Qui peut raisonnablement penser que face à un quasi monopole doté de la capacité de fixer lui-même les prix à sa guise comme l’est la grande distribution, de simples discussions ou mêmes injonctions suffisent ? Seule la loi et son application sans aucune faiblesse peuvent faire bouger les choses dans le bon sens. Et d’ailleurs, à aucun moment depuis le retour du coefficient multiplicateur et la soi disante menace qu’il représenterait, les producteurs confrontés aux crises n’ont vu de changement de comportement de la part de la grande distribution, la situation se serait même plutôt aggravée.
Les grands bénéficiaires de cette absence de volonté politique sont les GMS, dont les profits et les dividendes des actionnaires battent année après année tous les records. Face aux crises à répétition et dans un contexte où l’ensemble des organisations professionnelles agricoles se positionne pour une juste redistribution des marges entre tous les acteurs par l’application du coefficient multiplicateur (Modef et JA, suivis par la Confédération Paysanne et la Coordination Rurale, la FNSEA étant sur un registre plus ambigu) on comprend mieux les campagnes incessantes menées par les représentants de la grande distribution contre son application, Jérôme Bédier, président de la FCD en tête. On comprend mieux pourquoi il est indispensable de ne rien lâcher pour son application en cas de crise avérée, afin d’obtenir ensuite son amélioration et son élargissement à l’ensemble des productions.